Synopsis
Critique du 22/08/2017 : par Louis Guichard
Attention, ne pas réduire le Grand Prix du dernier Festival de Cannes à sa réputation de film qui fait pleurer des salles entières. Au-delà de ce pouvoir indéniable, d’autres dimensions font la force du troisième long métrage de Robin Campillo. Il y a, d’abord, cette approche directe qui s’exprime dès la première scène, au début des années 1990. « Bienvenue à Act Up, créé en 1989 sur le modèle d’Act Up New York. Ce n’est pas une association de soutien aux malades, mais un groupe d’activistes qui vise à défendre les droits de toutes les personnes touchées par le sida. » Voilà le discours d’accueil d’un militant, destiné aux nouveaux venus avant la réunion hebdomadaire. Dire les choses, c’est le point commun de tous les personnages, qui débattent ou s’affrontent sur les actions à mener en ce temps où l’on meurt du sida dans l’indifférence — des pouvoirs publics, des laboratoires, de la société. Certains participants sont déjà malades, d’autres séronégatifs. Il y a des homos et des hétéros, femmes et hommes, des hémophiles contaminés, des mères de séropositifs. Le sentiment d’urgence n’empêche pas l’humour — cinglant —, l’autodérision, les inimitiés et les désaccords majeurs. Avec ce percutant théâtre de la parole, 120 Battements par minute réussit d’emblée sur un terrain réputé aride (la discussion politique filmée), où seuls les documentaristes, en général, se risquent.
Loin, aussi, du consensus lacrymal dont la rumeur enrobe le film depuis des mois, la subversion est là : Robin Campillo resserre l’action autour de jeunes gays qui placent la sexualité au-dessus de tout. Ils conjuguent le verbe baiser à tous les temps, et ne se contentent pas de le dire. C’est une génération qui a commencé sa vie d’adulte sans pouvoir profiter des acquis récents de la libération des mœurs, à cause de la hantise du sida, mais qui refuse de renoncer au plaisir. Jusque dans une chambre d’hôpital. Le cinéaste endosse résolument leur point de vue, qui est loin d’aller de soi dans le monde d’aujourd’hui, ressaisi par l’ordre moral.
Thibault, leader du mouvement (inspiré par le vrai cofondateur d’Act Up Didier Lestrade), est un orateur-né, qui arrondit les angles et exaspère Sean, séropositif comme lui, mais profondément révolté, androgyne et histrionique — et de plus en plus fragilisé par la maladie. Nathan (double possible de Robin Campillo à l’époque), arrivé depuis peu dans l’association, épargné par le virus, tombe amoureux de Sean et entame une histoire avec lui. Les trois interprètes sont époustouflants, chacun dans leur registre : le disert Antoine Reinartz, le fiévreux Nahuel Pérez Biscayart (révélé par Au fond des bois, de Benoit Jacquot) et le doux Arnaud Valois. Ce triangle se détache d’un groupe de personnages tous marquants et attachants, dont la pasionaria jouée par Adèle Haenel.
Le film impressionne par la fluidité de sa montée en puissance, la sophistication discrète de sa structure. La reconstitution des années Act Up (actions spectaculaires comprises), qui semble déjà un film en soi, laisse peu à peu éclore l’histoire intimiste — l’amour tragique entre Sean et Nathan. La fresque documentée, sans passer au second plan, y gagne une extrême intensité romanesque, proche d’Angels in America, la pièce (et série) américaine de référence sur le sida. Robin Campillo sait ralentir le rythme, éterniser les premières étreintes et les récits biographiques des personnages, tout en gardant le fil de l’engagement collectif. Il sait aussi insérer dans sa mise en scène réaliste des images mentales (la Seine devenue rouge sang) et des télescopages historiques : au stade terminal, à l’agonie, un étudiant se souvient d’un texte sur la Commune tandis qu’à l’image le groupe d’activistes manifeste dans Paris. Comme une lignée séculaire de l’insurrection. Un mémorial en miroir.
Jusque dans le magnifique dernier acte, celui des adieux, il y a mieux que de la justesse. L’énigme de l’ange gardien Nathan, par exemple, personnage sain et sauf qui semble ne vouloir aimer et désirer que des garçons séropositifs. Le ton du film dans les parages de la mort surprend aussi, si peu solennel. Des gestes concrets, domestiques, logistiques. Des décisions collectives, en famille, entre amis, entre militants. Aucune grandiloquence, car le sida n’est pas un destin, mais un accident — comme un monologue ironique de Sean l’a rappelé. Dans les ultimes scènes, il s’agit avant tout de donner au plus vite une utilité, une résonance à la disparition absurde d’un jeune homme. Et la fidélité à celui qui ne voulait pas mourir consiste à revivre et aimer aussitôt, sans délai de décence, ni aucun scrupule, bien au contraire. En recevant son prix à Cannes, Robin Campillo l’a d’ailleurs dédié non pas seulement aux morts de cette époque, mais aussi à tous ceux qui ont survécu.
source : http://www.telerama.fr/cinema/films/120-battements-par-minute,518013,critique.phpe: